Scène internationale

Cowboy Carter : le business de la charretière

today25 juin 2025

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Tout le monde, ou presque, en a parlé ; les concerts gigantesques en France de Beyoncé, du 19 au 22 juin 2025, pour défendre son album Cowboy Carter sorti le 29 mars 2024, ont déplacé des hordes entières affublées d’un chapeau de cowboy. L’occasion pour Juvignen FM d’analyser cet album et plus largement, ce phénomène. Nous ne l’avions pas fait dès la sortie de l’album car les débats ont été très longtemps houleux entre aficionados chanteurs de louanges et sceptiques partisans d’un portrait au vitriol. La série de concerts a finalement fait pencher la balance ; pas de suspens ici, le titre même de cet article, finalement validé par notre chef, dit tout. Les amoureux transis de Beyoncé peuvent toujours s’épargner la douloureuse lecture de cet article.

Beyoncé s’aventure dans les terres rouges de la country. L’Amérique rurale, ses banjos, ses douleurs enfouies, ses récits de solitude. Et pourtant, Cowboy Carter n’a rien d’une chevauchée sauvage : c’est un rodéo marketing, un long pastiche formaté où la sincérité se noie sous des tonnes de vernis sonore.

Tout d’abord, l’album nous semble vraiment beaucoup trop long. Avec 27 titres et près d’une heure et vingt minutes d’écoute, l’impression poussive qui se dégage à la fin est celle d’avoir couru un marathon de sprints. Musicalement, comme elle en a désormais pris l’habitude, plutôt que de s’immerger dans la country à proprement parler sur cet album, Beyoncé la dilue dans un océan de styles. On navigue entre trap, pop aseptisée, rap autotuné et tentatives pseudo-folk. Le tout forme un pot-pourri sonore où la country n’est qu’un accessoire, un déguisement vaguement vintage pour une diva dont on a l’impression qu’elle ne veut pas vraiment salir ses bottes. S’agissant du son, et de la voix de Beyoncé, évidemment, tout est nickel, tout est propre. Et c’est bien le problème. Aucun souffle, aucune ride, aucune fêlure. La production est une cage dorée, lisse jusqu’à l’ennui, où la voix de Beyoncé, pourtant parfaite comme toujours, semble errer à la recherche d’un vrai morceau à incarner. Si les maquettes sont travaillées pour être commercialisables auprès de l’oreille mainstream, rentabilité oblige, pas une seule ligne ne serre notre cœur (de pierre ?) et pas une seule rythmique ne nous donne l’impression d’avoir de la poussière sur les bottes. L’album nous semble être un labyrinthe sans issue, truffé de pastilles sonores inutiles (interludes en voix off, jingles, etc.), comme autant de fanfreluches inutiles.

Les hommages de Beyoncé à d’autres nous paraissent bien plus les trahir que les honorer. Reprendre Jolene de Dolly Parton ? Pourquoi pas. Mais ici, Beyoncé transforme la supplique douloureuse en règlement de comptes arrogant. Exit la vulnérabilité originelle, place à une virilité postiche. Résultat : un carnage émotionnel. Quant à Blackbiird, reprise des Beatles, elle nous semble chantée sans vie, sans tension, quasiment sans âme, alors que le message de cette chanson est véritablement puissant. Willie Nelson et Dolly Parton apparaissent bien trop brièvement, comme des figurants dans un film qui n’aurait pas eu besoin d’eux. Pendant ce temps, Post Malone et Miley Cyrus s’offrent des morceaux entiers. La country authentique est reléguée à l’état de gimmick pendant que des artistes pop jouent aux cow-boys de studio, toujours, évidemment, sans jamais salir leurs bottes.

De toute évidence, il ne s’agit pas d’un album country. Beyoncé l’a dit elle-même. En revanche, cet album est tout à fait définissable : c’est du Beyoncé. D’aucuns prêcheront l’artiste de génie qui possède son propre style. Certes, mais ce serait oublier tant d’autres, moins connus, qui ont aussi le leur, mais qui n’ont pas les réseaux ni les moyens financiers pour faire connaître leur musique aussi géniale soit-elle ; même si l’histoire de Beyoncé n’a pas toujours été facile, elle a aussi bénéficié de concours de circonstances que de nombreux talents ne rencontrent et ne rencontreront jamais. Beyoncé est une marque ; une véritable industrie. Et si certains universitaires musicologues étudient le syncrétisme de sa musique, c’est bien souvent sous l’angle éthnomusicologique, voire socio-politique, lesquels restent indubitablement au service d’une rentabilité commerciale dont l’efficience est calquée sur la multiplicité des communautés ; en d’autres termes, le génie de Beyoncé réside bien plus dans la capacité à utiliser les communautés comme effet de levier commercial que dans la révolution musicale proprement dite. En termes de révolution musicale et de recherche fondamentale, n’est pas Pierre Boulez, Marco Stroppa, Iannis Xenakis, Karlheinz Stockhausen et tant d’autres, qui veut. Révolutionner la musique commerciale pour en maximiser sa rentabilité, ce n’est pas être un scientifique de la musique.

Cowboy Carter constitue donc plutôt une démonstration de force commerciale, une recherche d’efficacité financière, peut-être même bien une revanche égotique, mais dans tous les cas une véritable opération branding. Le carter en anglais peut se traduire comme le charretier en français, le conducteur de la charrette. Beyoncé est sans aucun doute la charretière qui conduit la charrette de ses fans vers le profit commerciale. En revanche Cowboy Carter n’est certainement pas un récit. Ce n’est pas une histoire sensible. Ce n’est pas une émotion ; pas pour nous en tous cas. Or, la country, c’est une voix, une histoire, une douleur partagée, une forme de mélancolie. Ici, il n’y a rien de tout cela.

Jean d’Ormesson a écrit : « La médiocrité est portée aux nues. Les navets sont célébrés comme des chefs-d’œuvre. Ce qui sera oublié dans trois ans est l’objet d’un tintamarre qui finit par rendre insignifiant pêle-mêle le meilleur et le pire. Les œuvres dignes de ce nom ne manquent pas autour de nous. Elles sont emportées dans les flots de la nullité acclamée. ». D’aucuns croient dur comme fer que Beyoncé est le Mozart du XXIe siècle ; mais le fer, ça s’oxyde. Aussi, en dépit de la consécration et de la récompense qu’il a reçu aux États-Unis, nous pensons qu’il ne restera de cet album Cowboy Carter que le chapeau porté allègrement par ses fans lors de ses concerts. Chapeau l’artiste !

Écrit par: Juvignen FM


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